Réflexion sur l’énergie du lendemain

Personne ne peut être contre le progrès puisque c’est aller vers le mieux en laissant chacun définir ce mieux vers lequel nous allons. Cela n’a pas été toujours le cas puisqu’au XVIIe siècle  progresser avait encore son sens étymologique de marcher avec un but. Une armée qui progressait pouvait très bien reculer. C’est le siècle des Lumières qui a donné au progrès son sens positif actuel. La langue française a alors naturellement créé le verbe neutre évoluer pour combler le vide et exprimer ce qu’était jusqu’alors progresser, un mouvement aussi bien vers le meilleur que vers le pire.

Aujourd’hui le mot progrès est dans tous les esprits  comme le mot croissance. Ce sont des réalités d’évidence, positives et irréversibles dont on ne peut discuter que de la force et de la vitesse. Sommes-nous dans le réel ou dans un fantasme collectif ?

Ce qui est incontestable, ce sont les immenses découvertes techniques de la deuxième moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, encore plus bouleversantes que les grandes découvertes géographiques du XVe et du XVIe siècles.

Mais alors que les découvertes géographiques n’avaient eu besoin que d’énergie humaine, d’armes à feu et de vent dans les voiles pour être exploitées, celles des derniers siècles qui étaient intellectuelles ont toutes nécessité beaucoup d’énergie pour en bénéficier. Aux énergies déjà connues, on a rajouté le pétrole utilisé industriellement depuis le milieu du XIXe siècle alors qu’il n’avait servi que d’éclairage dans quelques rares parties du monde. Et au début du XXe siècle on a abordé l’énergie atomique à partir de la découverte des rayons uraniques par Becquerel en 1896.

Grâce à ces énergies, la civilisation occidentale a continué comme toutes les autres à se considérer comme « la » civilisation mais elle a voulu dominer le monde en pensant sincèrement que c’était pour son bien. L’utilisation de ces énergies a en effet permis une évolution extrêmement positive du mode de vie, un vrai progrès dans son sens actuel pendant les trois premiers quarts du XXe siècle. Ce progrès a tellement été reconnu mondialement que l’élite de l’humanité quasiment entière s’est mise au costume cravate, symbole de l’occident. Certes le progrès a amené deux guerres mondiales mais l’occident a été tellement heureux de l’évolution de sa vie quotidienne qu’il n’a vu le progrès qu’au singulier, naturel et constant, avec simplement des accélérations et des ralentissements. L’occident lui a accolé le mot croissance en le mathématisant par le PIB pour s’en convaincre lui-même. Et grâce aux médias cela a marché sans que l’on réalise que c’était la consommation des énergies nouvelles, la vraie responsable du progrès. Certains comme Jean-Marc Jancovici l’ont bien vu et ont alerté sur la difficulté d’un progrès illimité fondé sur des énergies limitées. Mais quasiment personne n’a vu venir le monde financier qui prétend depuis 50 ans résoudre ce problème en inventant pour une utilisation immédiate, une nouvelle énergie totalement inconnue et par définition illimitée, celle du lendemain, celle qui sera disponible plus tard.

Personne ne prétend faire tourner ses machines avec une électricité disponible demain, dans une semaine ou dans un an. C’est pourtant ce que nous faisons  depuis 1971 avec la monnaie depuis qu’elle a été déconnectée de l’or. La véritable trouvaille du système est d’avoir fait en sorte que personne ne voit la monnaie comme une énergie afin que personne ne prenne conscience que cette énergie n’est que celle du lendemain.

Personne ne nie que l’électricité soit une énergie alors qu’elle n’est que le transport d’autres énergies diverses et variées. Mais très peu de gens réalisent que, lorsque la monnaie était de l’or, du sel ou du bétail, elle ne faisait que transporter l’énergie humaine qu’il avait fallu dépenser pour obtenir ces richesses. Chacun peut pourtant constater la force de l’énergie monétaire beaucoup plus forte que l’énergie électrique. Elle habille, elle nourrit, elle transporte, elle loge, elle chauffe. Elle peut quasiment tout faire. Seule l’énergie humaine fait aussi bien en étant moins condensée et donc moins puissante. En se bloquant soi-même à ne pas vouloir prendre conscience que la monnaie est une énergie, on ne peut aborder et combattre les effets dévastateurs de l’énergie du lendemain qui est la cause fondamentale de notre dégringolade actuelle. Depuis que les banques centrales comme commerciales  fabriquent de la monnaie dans l’unique but de la prêter pour la récupérer dans le temps (avec intérêts pour les banques commerciales) et pouvoir la détruire puisqu’elle ne véhicule à son émission aucune énergie si ce n’est l’énergie future de l’emprunteur.

L’INSEE ayant enfin reconnu dans sa deuxième façon de calculer le PIB, qu’il n’est que la somme des dépenses finales, en dépensant l’énergie du lendemain qu’est devenue la monnaie, nous faisons du PIB et nous nous convainquons que nous créons des richesses. Plus la dette mondiale monte, et elle n’arrête pas de monter, plus nous croyons tous que nous créons des richesses à nous partager. Selon le Global Dept Monitor de l’Institute of International Finance (IIF),  la dette mondiale était fin 2023 de 313.000 milliards de dollars qui font pour 7 milliards d’hommes, 45.000 euros à rembourser par personne enfants et vieillards compris. Chaque année cela augmente par la consommation effrénée de l’énergie du lendemain. Parallèlement nous diminuons année après année par le chômage et les emplois improductifs, l’énergie humaine qui devait nourrir a posteriori l’énergie du lendemain. Jean-Marc Jancovici qui avait pourtant bien défini l’argent en écrivant : « Le capital, c’est la partie de la production qui ne se consomme pas tout de suite et qui est réutilisable pour augmenter la production future», a tranquillement dit lors de sa leçon inaugurale à Sciences-Po « Du pognon, il y en a » sans réaliser que c’est l’énergie du lendemain qui tente de compenser les énergies fossiles déclinantes.

Nous appelons cela le progrès. Nous avons trois blocs politiques qui tous les trois croient à la création de richesse chiffrée par le PIB et donc se retrouvent unanimes à défendre l’euro, l’UE, l’OTAN et l’Ukraine dans un refus unanime à ouvrir les yeux tellement les ouvrir et regarder la réalité en face  les déstabiliseraient. Dominique Reynié le dit avec élégance dans le Figaro : « Le journalisme, l’université, les métiers de la communication, de la culture, le monde associatif, ont une appétence connue pour les idées de gauche, peut-être parce qu’ils dépendent beaucoup des mécanismes économiques de redistribution. Cela pèse lourd sur le fonctionnement de notre débat public ». Redistribution de la richesse imaginaire créée par l’énergie du lendemain. Il rajoute : « C’est ce monde social si particulier, métropolitain, diplômé, aux revenus supérieurs à la moyenne, souvent protégé par un statut dérogatoire, d’une manière ou d’une autre, qui détermine la norme morale ». Je rajoute que ce monde social si particulier détermine aussi la norme financière, facilement incohérente comme les critères de Maastricht, tous en pourcentage du PIB. Le PIB n’étant que la somme des dépenses finales, de consommation et d’investissement, l’UE veut faire respecter un déficit annuel inférieur à 3% de ce qui a été dépensé l’année précédente et un plafond d’emprunt de 60% de ce qui a été aussi dépensé l’année précédente. Dépensez, dépensez ! Grâce à ces dépenses l’UE vous autorisera encore plus de déficit et encore plus d’emprunt l’an prochain. Comment est-ce possible sans réactions immédiates des peuples ?

La réponse tient dans la phrase « Je ne suis pas économiste » et dans le mépris hautain de ceux qui prétendent l’être.

Beaucoup de gens de bonne foi, très satisfaits de l’augmentation de notre niveau de vie, préfèrent croire les économistes et leurs raisonnements incompréhensibles, plutôt que d’être simplement logiques et de noter les aberrations. A titre d’exemple je reprends la deuxième façon de calculer le PIB d’après l’INSEE :

Le PIB aux prix du marché peut être mesuré selon l’optique des dépenses, en faisant la somme de toutes les dépenses finales (consacrées à la consommation ou à l’accroissement de la richesse) en y ajoutant les exportations moins les importations de biens et services.

Un enfant encore dans le primaire peut constater que l’INSEE additionne à toutes les dépenses finales, les exportations qui sont des recettes. Dire « Je ne suis pas économiste » justifie-t-il de ne pas s’en inquiéter quand on veut rester logique ? Cela permet en tous cas à ceux qui se disent économistes, de ne jamais répondre et de se draper dans le profond mépris de l’être inférieur qui ose poser des questions et tenter des raisonnements. Tout ce qu’on lui dira est qu’il se répète et qu’on l’a déjà entendu affirmer ses bêtises.

Ainsi va le monde qui ne pourra pourtant éternellement vivre sur l’énergie du lendemain.

8 réflexions sur « Réflexion sur l’énergie du lendemain »

  1. « Plus la dette mondiale monte, et elle n’arrête pas de monter, plus nous croyons tous que nous créons des richesses à nous partager » : c’est d’autant plus vrai que l’augmentation du PIB est loin de correspondre à l’augmentation de la dette. Alors, où passe cette énergie?
    Par ailleurs, je crois que le PIB devrait être calculé en prenant pour base, le total de la matière taxable: Lorsque je donne 100 € à mon fils pour son anniversaire: il s’agit bien d’une dépense non taxée.
    Certes, tu expliques bien, en parlant des exportation que ce sont des revenus. Mais ces revenus ont eux mêmes été produits avec des dépenses antérieures. Donc …

    • Donner, ce n’est pas dépenser et donc cela ne rentre pas dans le PIB qui ne compte que les dépenses faites soit pour « investir » soit pour consommer. Tu ne fais pas de PIB en donnant d el’argent à ton fils mais lui en fait en le dépensant.
      Toute dépense est le revenu de quelqu’un d’autre. La vie est en effet échange mais la fausse monnaie actuelle créée par les banques fausse tout en laissant croire que la monnaie a de la valeur, ce qui est faux puisque la banque la détruit dès qu’elle la récupère. Une banque détruirait-elle quelque chose de valeur ?

      • La seule vraie monnaie, du moins la seule qui devrait exister, est celle qui accompagne, ou valorise, une production déjà effectuée. C’est ce que dit fort bien Pierre Gueneau avec sa parabole de la Madeleine dans son livre passionnant de Macroéconomie. La monnaie n’est créée qu’au moment du partage de la production en ayant droit, et cette monnaie reflue dès que les ayant droits utilisent cette monnaie pour l’échanger contre la production déjà effective. C’est une autre façon d’aborder la loi de Say. Quand Marc écrit que la monnaie est une énergie, et qu’on ne peut utiliser cette énergie avant qu’elle n’existe, c’est une façon un peu plus subtile de le dire, que je trouve personnellement moins claire. On peut aussi dire qu’une dette ne devrait jamais avoir pour contrepartie une promesse, une anticipation de gain, mais seulement un bien déjà existant, un peu comme dans un mont de piété.

          • L’analogie monnaie / énergie est amusante mais inadaptée .Car si l’on ne peut aisément stocker l’énergie , en revanche, l’argent se stocke très bien. Il manque donc dans votre analogie la notion de stock. Car si l’on peut dépenser ce que vous appelez « énergie monétaire de demain » , c’est bien parce qu’elle est garantie par un stock cumulé avant (pour la monnaie : épargne des français , et confiance puisque la dernière faillite française est la plus ancienne). Ce sont bien ces stocks : épargne et confiance qui permettent d emprunter. Ce qui est abusif de la part de notre Etat est que de dernier le fait sans l’assentiment du peuple : l Etat utilise comme gage un stock d’argent qui ne lui appartient pas (l’épargne des français). Le « mont de piété » de votre commentateur B Lemaire existe bel et bien. Et mettre l’argent des français en gage sans le leur dire est du vol.

            • L’énergie se stocke très bien car tout n’est qu’énergie dans le double décor du temps et de l’espace. Le pétrole se stocke comme le gas ou le charbon. Limiteriez-vous l’énergie à l’électricité qui ne fait que la transmettre ?

  2. <>
    Mes commentaires (B.L.)
    En économie fermée, pas de problème, la somme des dépenses est égal à ce qui est disponible, donc à ce qui est produit, et donc financé
    Si on fait intervenir le commerce extérieur, supposons qu’on ne puisse dépenser que ce que l’on peut financer. Si l’export dépasse l’import, on peut financer toutes nos dépenses intérieures, et il nous reste des sous. Si l’export est inférieur à l’import, en toute logique, on ne peut financer toutes nos dépenses, à moins de nous endetter.
    Si on ne fait pas intervenir le financement dans les dépenses, on ne comprend effectivement rien.

    • Un financement n’est qu’une utilisation d’argent dont le manque de définition cache l’essentiel. En économie il y a une bataille fondamentale feutrée e,tyre les techniciens qui louchent sur le court terme bet ceux qui essaient d’avoir une vue d’ensemble.

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