Ce titre était celui de l’émission de Frédéric Taddeï sur France 3 le vendredi 10 octobre. L’émission a montré une fois de plus la superbe de Jacques Attali qui ressuscite à chacune de ses apparitions l’annotation du professeur de philosophie « suffisant et insuffisant » tellement il réduit tout à la liberté individuelle d’entreprendre et à la satisfaction de lui-même. Mais l’émission a aussi montré le bon sens d’Eric Zemmour qui en dérange plus d’un par ses affirmations de vérités simples. Pourtant le sujet n’a pas été traité et Frédéric Taddeï a même osé dire, sans se faire contredire, que la solidarité était la nouvelle formulation de la fraternité. C’est dommage car notre devise nationale est un sujet passionnant qui méritait mieux.
La troisième république a repris à la révolution française la devise « Liberté, Egalité, Fraternité ou la mort » en tentant de la désacraliser par la suppression de la mort. Notre devise reste pourtant stupéfiante d’intelligence mais aussi de fragilité.
Elle est intelligente parce que la vraie liberté se gagne en atteignant l’état de n’être l’esclave que de ses propres choix. C’est un long travail que d’apprendre à choisir en assumant ses choix avec toutes leurs conséquences.
Elle est intelligente parce que la vraie égalité passe par la reconnaissance que nous avons besoin des autres comme les autres ont besoin de nous. L’égalité nous force à prendre le risque de l’autre. Elle est interdépendance, échange des êtres, reconnaissance de l’autre et acceptation de soi.
Elle est intelligente parce que la fraternité nécessite un père commun, une verticale commune, un sacré qui soit à la fois commun et reconnu par le groupe comme par les individus. Ce sacré est le symbole mystérieux de ce qui est plus puissant que nous, dans son bon et dans son mauvais côté.
Mais la devise de la France est fragile car l’égalité peut facilement se décomposer en identité, la fraternité en solidarité et la liberté en individualisme.
Aujourd’hui le groupe s’étant, au moins provisoirement, totalement effondré dans les faits, égalité et fraternité qui sont des notions de groupe, se sont effectivement désagrégées en identité et en solidarité par manque d’admiration, voire même de respect de l’autre et par absence de sacré qui soit mobilisateur.
On peut être solidaire d’un bloc de béton mais on ne peut pas lui être fraternel. Il n’y a de fraternité qu’en soumission commune à un sacré et la solidarité, si à la mode aujourd’hui, n’est qu’un refus vaniteux du sacré et de la fraternité considérée officiellement comme ringarde ou utopique et au fond comme trop exigeante.
L’égalité est sans doute la partie la plus difficile de notre devise car elle suppose de prendre le risque de l’autre en acceptant de dépendre de lui et en assumant qu’il dépende de nous. Dans toutes les civilisations les tâches sont réparties mais l’échec de la vraie égalité a fait apparaitre l’identité, le tout le monde pareil, que l’on a honteusement continué à appeler égalité. Notre société aurait pu remettre intelligemment en cause le fait que l’homme soit l’unique représentant de l’avis de la famille lors des votes ou lors des décisions importantes prises exclusivement par les hommes alors que les femmes pouvaient tout aussi bien exprimer cette décision commune. Mais par peur de l’égalité, par peur de prendre le risque de l’autre, nous avons préféré introduire le divorce, le vote individuel et le déni des races et des sexes. Aujourd’hui la différence de l’autre n’est plus considérée comme une richesse à découvrir, c’est devenu l’affirmation coupable que nous lui sommes supérieurs. Puisque je suis complet, si l’autre est différent de moi, c’est qu’il est incomplet donc inférieur. Etre moderne ou à la mode c’est ne plus voir les différences et même les masquer pour que chacun puisse se croire complet à lui tout seul et se sentir autorisé à gommer les engagements pris vis-à-vis des autres. Le sacré était le garant de ces engagements. La solidarité nous en a malheureusement détachés en détrônant la fraternité.
La liberté qui n’est plus structurée par l’égalité et par la fraternité sombre inexorablement dans l’individualisme et le repli sur soi sans perspectives et sans moteur de vie.
C’est l’abandon du côté sacré de notre devise nationale qui a fait de nous la victime et le bourreau de cette exécution de la pensée. L’individualisme tellement vanté par Attali n’a plus qu’à s’évader dans le plaisir puisqu’on lui a fait renoncer à prendre le chemin difficile du bonheur.
Ne pourrions-nous pas retrouver le sens profond de la France dont la géographie a fait l’histoire ? Terre d’invasions successives échouées sur le même sol, elle a phagocyté ceux qui n’étaient pas repartis en s’en enrichissant dans le creuset de sa culture. La France n’est pas un camaïeu de cultures comme les USA. Elle donne à tous ceux qui ne veulent pas se l’approprier, la chance de s’y intégrer en la nourissant. Elle a mis des siècles à trouver sa formule sacrée de Liberté Egalité Fraternité qui comme tout sacré, peut être merveilleuse ou abominable suivant ce que l’on en entend. Il est bien triste qu’elle soit aujourd’hui entendue par beaucoup comme la devise sans âme d’ « individualisme, conformité et solidarité ». Elle vaut beaucoup mieux que cela.